Réseaux sociaux et campagnes électorales : entre liberté numérique, encadrement juridique et régulation étatique
Le réseau social, nouveau terrain de la bataille électorale
Les réseaux sociaux se sont imposés comme un acteur à part entière des campagnes électorales contemporaines. Ils redéfinissent la communication politique, bouleversent les rapports entre candidats, électeurs et médias, et posent de redoutables défis aux législations électorales fondées sur la temporalité, la transparence et l’égalité des chances.
Dans un monde où une vidéo virale peut influencer un scrutin et où un hashtag peut remplacer un meeting, la question de la régulation juridique de ces espaces devient centrale. Faut-il considérer les réseaux sociaux comme un prolongement légitime du débat démocratique, ou comme un champ nécessitant un encadrement rigoureux pour préserver l’équité et la sincérité du vote ?
L’analyse du droit positif, enrichie par la jurisprudence marocaine, française et européenne, révèle un équilibre encore fragile entre liberté d’expression politique et contrôle des dérives numériques. L’État se trouve désormais investi d’une double mission : garantir la liberté du débat électoral tout en protégeant le processus démocratique contre les manipulations et la désinformation.
La liberté d’expression politique sur les réseaux sociaux : un principe fondamental sous tension
La liberté d’expression politique constitue le socle du pluralisme démocratique. Elle trouve son fondement dans l’article 25 de la Constitution marocaine, dans l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Cependant, lorsqu’elle s’exerce à travers les réseaux sociaux, cette liberté change de nature : elle devient instantanée, mondiale et incontrôlable. Le discours électoral y échappe souvent aux cadres classiques de la régulation, tels que le contrôle des dépenses de campagne, la période de réserve médiatique ou la neutralité de l’administration.
La jurisprudence française a joué un rôle pionnier dans la reconnaissance de la légitimité de la parole politique en ligne. Le Conseil constitutionnel français, dans sa décision du 8 septembre 2011 (n° 2011-632 DC), a admis que les outils numériques participent de la liberté de communication politique, mais sous réserve du respect des règles d’égalité entre candidats.
De même, la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt Murat Vural c/ Turquie (21 octobre 2014), a rappelé que les restrictions à la liberté d’expression politique doivent être interprétées de manière stricte, surtout en période électorale.
Au Maroc, le débat s’intensifie depuis les élections de 2021, marquées par un usage massif des plateformes numériques par les partis et les candidats. Si le Code électoral marocain ne contient pas encore de disposition spécifique sur la communication numérique, plusieurs jugements de tribunaux administratifs ont considéré que certaines publications pouvaient constituer des formes de propagande illégale ou de publicité politique anticipée, en violation du principe d’égalité des chances. Cette jurisprudence émergente montre que la liberté d’expression en ligne ne saurait être absolue lorsqu’elle interfère avec la sincérité du scrutin.
L’encadrement juridique des campagnes électorales numériques
La question de la régulation des réseaux sociaux durant les campagnes électorales s’inscrit dans une logique de préservation de l’équité entre candidats. En France, le Code électoral, renforcé par la loi du 15 septembre 2017 relative à la confiance dans la vie politique, interdit toute propagande électorale la veille et le jour du scrutin, y compris sur Internet. Le Conseil d’État, dans sa décision du 8 mars 2019 (Élections municipales de Givors), a confirmé qu’un message publié sur un réseau social à proximité du jour du vote pouvait constituer une manœuvre de nature à altérer la sincérité du scrutin.
De même, la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale (CNCCEP) a rappelé à plusieurs reprises que les candidats demeurent responsables du contenu diffusé sur leurs comptes officiels, qu’il s’agisse de messages directs ou de partages d’utilisateurs tiers. La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel (décision n° 2019-811 QPC du 20 septembre 2019) a étendu cette responsabilité à toute communication numérique engageant un avantage électoral indu.
Au Maroc, l’encadrement juridique reste en cours de construction. Le projet de réforme du Code électoral et le futur texte sur la régulation des plateformes numériques envisagent d’interdire l’utilisation des ressources publiques, des publicités sponsorisées ou des campagnes anonymes en ligne pendant la période électorale.
La jurisprudence administrative a déjà posé des jalons importants. Le tribunal administratif de Casablanca, dans un jugement de 2021, a annulé les résultats d’un bureau de vote au motif que le candidat avait diffusé sur Facebook une série de vidéos de propagande pendant la période de silence électoral. Cette décision, bien que rare, consacre le principe d’une égalité numérique entre candidats.
L’État face aux réseaux sociaux : régulation, responsabilité et légitimité

La relation entre l’État et les réseaux sociaux se situe à la croisée de deux impératifs contradictoires : la garantie de la liberté d’expression politique et la préservation de l’ordre public électoral.
Dans plusieurs pays démocratiques, la montée des fake news, des campagnes de désinformation et de la manipulation algorithmique a conduit les pouvoirs publics à renforcer leurs outils de surveillance et de régulation. En France, la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information a institué un référé judiciaire permettant au juge d’ordonner le retrait de contenus manifestement mensongers susceptibles d’altérer la sincérité d’un scrutin.
Cette logique de « régulation préventive » inspire également le droit européen. Le Digital Services Act adopté par l’Union européenne en 2022 impose aux grandes plateformes une obligation de transparence, de modération et de coopération avec les autorités publiques en période électorale.
Au Maroc, l’État adopte une approche plus prudente, soucieuse d’éviter toute atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Le projet de loi n° 22.20 sur les réseaux sociaux, bien que suspendu, traduisait cette volonté d’encadrer la diffusion de fausses informations tout en maintenant un équilibre entre sécurité numérique et liberté politique.
La jurisprudence nationale tend à reconnaître la compétence des autorités administratives pour agir contre les dérives numériques à caractère politique, mais uniquement dans le respect des principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité. L’État, garant du processus électoral, ne peut intervenir que pour préserver la sincérité du vote, sans restreindre indûment la liberté du débat public.
Vers une régulation éthique et proportionnée de la communication politique numérique
Les expériences comparées montrent que la régulation des campagnes électorales numériques ne peut être efficace que si elle repose sur une approche éthique et participative. Les réseaux sociaux, en amplifiant la parole citoyenne, constituent un outil de démocratisation du débat politique, à condition que leur usage ne devienne pas un instrument de manipulation.
L’État a le devoir de garantir un cadre juridique clair, fondé sur la transparence, la responsabilité et la neutralité technologique. Cependant, cette régulation doit éviter toute tentation de contrôle excessif qui pourrait restreindre la liberté de participation politique.
L’avenir du droit électoral passe par une meilleure coopération entre les institutions publiques, les plateformes numériques et les acteurs politiques eux-mêmes, autour d’une charte de bonne conduite numérique. Il s’agit de construire un espace électoral où la liberté d’expression, la protection de la réputation et la sincérité du vote coexistent dans un équilibre harmonieux.
L’émergence d’un droit électoral numérique
La transformation numérique des campagnes électorales oblige le droit à se réinventer. Les réseaux sociaux sont désormais au cœur de la vie démocratique et leur usage ne peut être ni totalement libre, ni totalement contrôlé.
La jurisprudence, tant au Maroc qu’à l’étranger, tend à consacrer une régulation fondée sur la proportionnalité, l’équité et la responsabilité. L’État, pour sa part, se voit confier un rôle d’arbitre, garant de la sincérité du scrutin sans devenir censeur du débat public.
L’avenir réside dans une approche équilibrée, où le droit électoral intègre pleinement les outils numériques tout en affirmant les valeurs fondamentales de la démocratie : la liberté, l’égalité et la transparence.
✍️ Par Dr. Mhamed Aqabli
Professeur de droit
Président de la Commune d’Aguelmous.
